01 novembre 2006

Cravan, le crucifié du XXe siècle



























Il serait tentant de faire de la vie d'Arthur Cravan
, une biographie à la manière d'une vie d'Henri IV. Quadrature du cercle, Cravan ne rentre dans aucun tiroir, et surtout pas dans celui du biographe. Ne serait-ce que son grand corps de plus de deux mètres, aucune civilisation ne serait capable de lui confectionner un sarcophage, sauf peut être les constructeurs de mégalithes... Faire le portrait de la famille de Cravan? celui-ci s'en est déjà chargé, "Mon crétin de frère", quant à sa mère, Cravan lui-même doutait qu'il puisse en avoir une. Un père? Il en avait bien un, choisit par ses soins et qui faisait aussi office de mère: Oscar wilde.Qui peut se targuer d'être le neveu d'Oscar Wilde? Personne, sinon Cravan, qui loin d'être écrasé par cette stature, s'en servait comme d'un gourdin. Oscar Wilde, prince des aphorismes et dandy foudroyé, avait un fils illégitime: un géant nommé Cravan, une parole vengeresse issue de l'exil. La revanche d'Oscar Wilde, c'est Cravan. Celui qui sera tout ce qu'il ne put jamais être, lui le délicat Oscar Wilde: Cravan la brute. Mais quelle brute!" A wild(e) beast".Cravan n'a pas d'enfance. Il surgit, formé par quelque mauvais démiurge. Il n'a pas d'âge sinon cette monstrueuse prémonition, "J'avais dix-sept ans et j'étais villa.". "L'age n'est rien" disait Raymond Radiguet... Entre villa et cigare, la vie de Cravan se consume en dehors de toute temporalité. Pirate des arts et des lettres. Des arts pugilistes et des lettres assassines, faut-il préciser. Cravan a appris la poésie en boxant. Ne riez pas, les dandys connaissaient le Bushido du XIXe siècle! "Milord l'arsouille" n'en était pas moins dandy. C'est "la gifle et le coup de poing "ou l'art de la modernité des Futuristes. Il va sans dire que la gifle est délicatement poétique, elle réveille les joues et les lettres. Quant au coup de poing, il fait taire les fâcheux, et les rend presque élégants. L'oeil au beurre noir, ce monocle des futuristes, à le don de transformer le bourgeois en gladiateur nihiliste. Il faut réveiller les lignes droites. Le mouvement, toujours le mouvement. Conduire une Bugatti. S'écraser dans un fossé. Il y a du Futurisme dans Cravan comme il y a du cuir dans la boxe. Cravan n'est jamais disciple. Il améliore ses coups. Il possède ainsi le crochet futuriste comme le Haymaker Wildien. Les pirates peuvent-ils naître sur les rives du lac Léman ? En tout cas, si Cravan n'est jamais né, il surgit de l'élément aquatique de la même manière que Lancelot du lac. On le retrouve à l'assaut de la capitale française avec une poussette des quatres saisons. On voit tout de suite ce qu'il pense du temps...C'est que Cravan est un surfeur en équilibre sur l'aiguille des secondes. Dans la poussette, il y a quelques exemplaires de sa revue "Maintenant".Le château de sable prétentieux qu'il s'apprête à balayer, c'est le Salon des Indépendants de 1914, ou tout ce qui existe comme peintre à la mode, se retrouve en famille. Il faut dire qu'entre-temps, le poète boxeur avait rendu visite au grand Gide, soleil de la littérature Française. Vous aurez compris qu'une grande ombre comme Cravan ne peut souffrir le soleil. Le texte qu'il publia sur cette entrevue était l'équivalent d'une métamorphose d'un soleil en vers luisant. L'opération était loin d'être délicate. Imaginez seulement un individu qui utilise Oscar Wilde comme une massue. Ah! J'oubliais, "Oscar Wilde est vivant", titrait un numéro de "Maintenant". Quel mauvais Evangile diriez vous, mais ce Job-là, croyez-moi, n'était pas du même bois... Il est vivant et il n'est pas content. En réalité il s'appelle Cravan. Le texte qu'il vend à la criée devant le Salon des Indépendants est digne de la bombe à clous de l'anarchiste Vaillant. Ce Salon des Indépendants, il pourrait s'appeler "J'irais cracher sur vos toiles". Seul le peintre Van Dongen trouve grâce à ses yeux, il faut dire que l'artiste hollandais a le bon goût d'organiser des matches de boxe dans son atelier. Après s'être débarrassé de toutes les demies portions avec des phrases meurtrières, Cravan s'attaque vertement à Marie Laurencin pour mieux toucher l'amant de celle-ci: Apollinaire. Le coup est tellement bas qu'il en est absurde. Il "frappe" Apollinaire au ventre, ou semble-t-il, était tombé son cerveau. Le gros homme, et ce n'est pas rien de le dire, fut vertement outragé d'être désigné dans la revue du boxeur comme "le juif Appolinaire..." . N'étant point juif, il s'empressa d'envoyer ses témoins pour une rectification en règle. Le procès-verbal qui en résulta vaut toute la littérature française depuis 500 ans. Si Lautréamont avait pu le lire, il aurait sans doute écrit des contes pour enfants. Les huit jours de prison que Cravan fit pour insulte à madame Laurencin étaient l'équivalent inversé du crime sodomite d'Oscar Wilde. Cravan avait gaillardement promis de soulever les jupes de cette charmante jeune dame afin de la posséder comme un satyre Dionysiaque. Inutile de chercher de la délicatesse chez Cravan. Quand il enfonce un clou c'est avec une masse d'armes. C'est aussi à cette époque que Cravan invente le "prosopème", c'est-à-dire une forme de prose, qui, par ajouts successifs, imperceptiblement, dans le fond comme dans la forme, s'éloigne du sens, vagabonde entre rime et folie, afin que naisse une poésie unique et mutante. Cravan écrit "L'âme au XXe siècle, poète et boxeur", formidable "prosopoème" qui transcende le Siècle:"J'étais cigare et j'avais trente quatre ans" Il est courageux et méchant pensez-vous? Pourtant, quand la lâcheté s'impose Cravan est un grand couard. Vous serez particulièrement indulgent avec lui quand vous comprendrez qu'en 1914, c'est la guerre qui pointait son nez. L'énergumène avait oublié d'être naïf, ce qui était particulièrement rare a cette époque. Il déclara "Je serais très froissé d'être entraîné par un pays." Ne sachant pas vraiment s'il était britannique, suisse, ou français, il préféra chausser ses bottes de sept lieux, plutôt que de recevoir un petit matricule et un mètre carré de terre en Picardie. Il n'attend pas son reste et on le retrouve, dans le désordre, sur un paquebot transatlantique faisant la conversation à Trotsky, puis clochard à Central Park, auto-stoppeur déguisé en femme au Canada, et conférencier scandaleux à New York. En 1916 il est entraîneur de boxe au Real Club Maritimo de Barcelone. En quelques semaines il s'est créé un personnage de grand boxeur. La presse locale catalane ne jure que par Cravan, boxeur anglais. Pendant qu'on s'étripe au nord de l'Europe, Cravan ouvre un second front à lui tout seul en Espagne. En y réfléchissant, c'est de toute évidence l'opération militaire la plus sensée de toute cette guerre. A grand renfort de publicité et de Pesetas on invite le champion du monde noir, Jack Johnson, à venir disputer "le combat du siècle" à Barcelone. Il fallait y penser. Cravan l'a fait. C'est son chef-d'oeuvre. Il transforme le prosopoème en prosovie. Le combat dure six rounds de trois minutes. Cravan est envoyé au tapis au sixième round. K.-O. Contre toute logique, la gloire de Cravan est faite. Jamais les Dadaïstes et les Surréalistes qui admiraient Cravan, ne réussirent à réitérer le combat du siècle. Avec son épouse, Mina Loy, poète et archétype de la femme moderne, grande figure féminine de la Lost Generation, Cravan se rend au Mexique qu'il parcourt en tant que boxeur professionnel: golpeador.Prenant la mer, seul sur un petit voilier, Cravan disparaît à tout jamais quelque part dans le Pacifique en 1918.Arthur Cravan avait 32 ans:" J'étais cigare et j'avais trente-quatre ans"


"Neveu d'Oscar Wilde" c'est grâce à cette clef magique qu'Arthur Cravan s'introduisit dans le sanctuaire de la littérature française: l'appartement d'André Gide. "Je crois devoir vous déclarer tout de go que je préfère de beaucoup, par exemple, la boxe à la littérature." Le ton était donné, André Gide ne s'en remettra pas. Pris en tenaille par cet Hercule inquiétant doublé d'une pythie au verbe burlesque, le prosateur des Caves du Vatican n'était pas de taille. "Dans l'ensemble c¹est une toute petite nature," se moquera Cravan. Affublé d'un ancêtre mythique, Arthur Cravan surgissait comme un Barbare dans Rome. S'il ne tirait pas la barbe inexistante de Gide, il observait le front de l'écrivain comme on observe un plafond décati. " De petites feuilles de peaux(...)Il pèle". Le vieux Gide s'enfonçait dans l'obscurité de sa maison... La légende de Cravan allait naître. Tel Thésée pénétrant dans le dédale de la littérature, il faisait une entrée fracassante en abattant le Minotaure pelé. Le mot d'ordre était donné "Maintenant"... Ce jour-là, c'est toute la littérature qui connut sa nuit du 10 août. Cravan jetait à bas le dernier des privilèges, celui des scribes post-Gutenberg. L'art et la vie se diluaient dans le corps gigantesque de Cravan. C'était la naissance du prosopoème. Ce mélange de chair et de mots. "Une voiture de course est plus belle que la victoire de Samothrace" hurlait le futuriste Marinetti qui rêvait d'une fusion de la chair et de la machine. Cravan projette la littérature contre le corps. Il dénude la poésie pour la confronter à la barbarie du corps poétique: la boxe. Le ring de Cravan n'est pas celui de Wagner. Sa cathédrale n'est pas un théâtre bourgeois. C'est une ville portuaire frénétique, une foule hurlante des faubourgs. Les genres se mélangent, le nègre Jack Johnson sacré roi des poètes, et le délicat Oscar Wilde couronné roi des boxeurs. Avec Cravan, ce sont les Saturnales permanentes. Il veut travestir la poésie en boxe et les uppercuts en rime. C'est le Prosopoème qui annonce que l'âme du XXe siècle n'a pas de forme. C'est Protée qui terrasse la substance de Prométhée. "Je suis tout et toute chose..." affirmait Cravan ."Oscar Wilde est vivant" hurle Cravan aux passéistes. Il est vivant et il a franchi la porte du théâtre magique et a survécu comme l¹explorateur Walter Raleigh, à l'or des indiens Manaos. Le vieux Melmoth est revenu du voyage sans retour de Rimbaud. "Cravan est vivant!" Voilà le véritable cri de la revue MAINTENANT. C'est le Jolly Rogers de Cravan. Un cinglant Montjoie de la modernité. Ce n'est pas par hasard que le poète boxeur prend à l'abordage les galions pesants de la Kultur. Cravan se souvient de Raleigh, poète et corsaire, rêvant d'offrir l'Utopie en rime, aux pieds de la Reine. Cravan à sa Carthagène des Indes à piller, c'est "le Salon des Indépendants" ou il pourfend les contempteurs de l'huile sur la toile: "Cette vieille salope". Il pratique la critique artistique au sabre d'abordage. Quand Cravan se rend dans les temples de l'art, ce n'est pas pour prier, mais de la même manière que le poète Omar Khayyam se rendait à la mosquée:
Bien que je sois venu, très humble, à la mosquée
Par Dieu! Je n'y suis pas venu pour la prière
J'y suis venu pour y voler un tapis de prière
Que le péché use...et j'y suis retourné
Plusieurs fois.
—Le duel est interdit."J'accepte de me battre avec X, déclare Cravan, avec la condition formelle qu¹il y ait le cinématographe et je choisis comme arme la lance de Ulhan."
Cravan est un duelliste au fleuret encré:" Le grand sabre d'Appolinaire ne me fait pas peur."
Il a le style du routier. Il attaque bas. A la Jarnac:" Le juif Appolinaire..."
Il pare à la dague italienne,et contre-attaque à la Bergerac: "Apollinaire qui n'est point juif mais Catholique romain...",et touche..." Apollinaire a tout du tapir..." ,et touche" Arthur Cravan, muletier, rat d'hôtel(...) etc..."
Le portrait de Cravan se trouve ainsi esquissé, c'est un chef de bande. Une association de malfaiteurs. Cravan, c'est le "Hollandais volant" avec son équipage fantomatique: Wilde, Raleigh, Khayyam, Cyrano, Jack Johnson. Il vole sur les flots de la modernité et tire à boulets rouge sur les muses, " Je suis cigare et j¹ai trente-quatre ans."Missile pré surréaliste à logique floue, qui va se promener dans les vallons, avant de toucher sa cible."Le voleur" de George Darien disait: "Je fais un sale boulot mais j'ai une excuse, je le fais salement". Cravan attaque à visage découvert et quand il est vulgaire et injurieux, ce n'est jamais à moitié. Comme le voleur, Cravan a une excuse:" je ne veux pas me civiliser". Le conquistador Aguirre, lui aussi, ne voulait pas se civiliser: ni Dieu ni maître jusqu'au seuil de la mort...Quand au poète corsaire, Walter Raleigh, de retour d'Eldorado comme Aguirre, et décapité comme lui, la civilisation n'était que mensonge:
Va, mon âme, hôtesse du corps
Pars pour une ingrate mission;
Ne crains pas de toucher les meilleurs
La vérité sera ta caution.
Va, puisqu'il te faut mourir,
Dire au monde qu'il ment
On rêvera, peut être sans espoir, d'un film sur le personnage de Cravan. En attendant la réalisation de ce désir illicite,"Pandora and the flying dutchman" le film du producteur esthète Albert Lewin, avec ses références à Khayyam et Marinetti, peut servir d'erzatz de mythologie cravanesque... Il nous fait entrevoir ce ténébreux destin qui emporta Cravan vers la mer Azteque. Quel Commandeur, quelle malédiction s'empara du poète boxeur dans l'océan Pacifique en 1918? Cravan serait-il, avec son équipage fantôme, un "Hollandais volant" rescapé d'un éternel "maintenant".Le quatrain d'Omar Khayyam qui ponctue le film de Lewin nous fait frémir lorsque nous imaginons le poète seul sur son voilier voguant vers un horizon trop certain:
Dès le commencement fut écrit ce qui sera;
Infatigablement la plume écrit, sans souci
Du bien ni du mal
Le premier jour, elle a marqué ce qui sera...
Notre douleur et nos effort sont vains.
La mort du poète est poétique. Il disparaît dans la brume du nord comme le Dieu Quetzacoalt
Est-il mort qu'il reviendra d'entre les morts.
Est-il parti qu'il reviendra comme un messie millenariste.
Cravan est vivant !Vivant! Mais où ?Tula ou Thulée ?
Dans l'Utopie de Cravan, la Sparte moderne était bicéphale. Une double monarchie avec Oscar Wilde et Jack Jonhson en guise de rois. Cravan, bravache et téméraire, ne voulait se frotter qu'aux plus grands adversaires: Appolinaire, Gide, Cendrars, Jack Johnson."J'ai vécu à une époque où je pouvais avoir parfois l¹ivresse de penser que personne peut être n'était mon égal." Éternellement vaincu devant chaque sommet, Cravan est finalement vainqueur par opposition. Il se hisse aux deux piliers de l'Art et de la Vie: la Boxe et la Poésie. S'il ne peut vaincre individuellement chaque styliste sur sa colonne, aucun d'eux n'est capable de le suivre sur une autre dimension. Quand les poètes ne sont pas boxeurs, et vice versa, il n'y a qu'un seul vainqueur: Cravan.Il ne faut pas se tromper quand Cravan boxait, il rimait."Je voudrai bourrer mes gants de boxe avec des boucles de femmes" Quand Cravan écrivait des poèmes, c'étaient des coups de poings."J'étais fou d¹être boxeur en souriant à l'herbe."Jack Johnson ne sut jamais qu'il s'était battu avec un prosopoème, quant à Apollinaire il ne comprit jamais qu'il était monté sur un ring...L'âme de Cravan, "l'âme du vingtième siècle", s'est-elle même crucifiée aux deux extrémités de la modernité. Et le corps gigantesque de Cravan, tel un géant du Vahalla, s'est allongé sur le monde jusqu'à disparaître à nos yeux. Escroc ou messie? Les deux, vraisemblablement... Cravan ne cesse de revenir nous hanter:Vivit et non vivit"

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Arthur Cravan is alive in motion on Youtube:

Arthur Cravan Poète et Boxeur Espagne 1916
http://fr.youtube.com/watch?v=_Y6BRTyD8h4
Arthur Cravan et l'Amour Espagne 1916
http://fr.youtube.com/watch?v=RG-YPr46tX0

Fleur a dit…

"On rêvera, peut être sans espoir, d'un film sur le personnage de Cravan" dites-vous, mais je crois que le cinéma n'est que du cinéma et dénature tout ce qu'il touche, surtout les écrivains et les boxeurs !!
J'ai adoré lire votre texte sur Cravan, très bien vu et bien écrit, merci !