23 janvier 2007

Confessions d’un enfant du monde miroir.
















Dans la forêt des Carpates, la tradition des maîtres-bergers des Tatras conserve une étrange coutume ou le vieux berger, sur son lit de mort doit révéler au novice les secrets du passage dans l’autre monde afin de lutter contre les vampires qui viennent sucer le sang des brebis. Aujourd’hui, la forêt, métaphore du monde miroir et de sa singularité, nous livre elle aussi les secrets de « l’antimonde », celui qui s’oppose à l’uniformisation de la Terre et qui résiste au déracinement de la culture, ce monde ou les cloches de fer tintent au vent du soir, et qui vient nous rappeler l’Histoire oubliée des hommes : passé, présent, futur... Cet autre monde est aussi universel que celui des avions cargos et des espaces sans frontières, car c’est bien de deux universalités qu’il s’agit, celle des hommes et celle du flux, qui s’opposent et parfois se complètent... Mais certains prédateurs, tels les vampires des Tatras, voudraient vider l’homme de sa substance pour glorifier un monde de la noosphère qui terrifierait même le plus extrémiste des futuristes. Le monde miroir, celui qui reflète encore notre image, est ainsi une métaphore sur le commencement et la fin d’un monde, c’est aussi le lieu d’une rencontre. C’est la rencontre objective et subjective d’un homme avec d’autres hommes. C’est Hugo Pratt à Saint Malo, qui fidèle à son rêve, revenait d’une quête étrange en Amérique centrale et qui se lança avec un jeune homme inconnu dans une conversation sur l’Eldorado et les conquistadores, snobant sans vergogne les officiels du festival du livre d’aventure. Je ne pourrai certainement jamais oublier Paul Zumthor, médiéviste renommé et écrivain dont le destin fit que nous habitions le même immeuble du cinquième arrondissement de Paris lorsque j’étais étudiant. « Savez-vous me dit-il que cet immeuble a été construit à l’emplacement même de l’hôtel particulier de jean-Antoine de Baïf ». Paul Zumhtor représentait pour moi le type le plus parfait de la civilisation occidentale, alliant un charme victorien, une modernité nord américaine, et l’humanisme du vieux monde. J’ai appris de Paul Zumthor, l’art de l’écoute et de la curiosité, lui, qui à la fin de sa vie, s’intéressa au rap sans se soucier du politiquement correct de l’université. Je me souviens aussi de la gentillesse de Claudio Magris, qui répondit avec tant de délicatesse à mes lettres d’apprenti écrivain. Je n’ai cessé depuis de relire son merveilleux Danube en rêvant de me perdre dans les méandres et de m’approcher de ces portes secrètes que le grand écrivain de Trieste semblait avoir entrouvertes pour les générations futures. C’est à Salamanca, dans ce qui fût la plus ancienne université d’Europe, que j’ai fait la rencontre décisive avec l’écrivain espagnol Gonzalo Torrente Ballester, et auteur de l'extraordinaire roman l’île des Jacinthes coupées. Ce vieil homme vénérable au regard malicieux me fit pénétrer entre les entrelacs mystérieux du sens de l’histoire et l’anneau de Moebius qu’il tisse avec la littérature et le rêve. Personnage controversé, Jean Piel fut mon professeur d’université, personnalité rabelaisienne à l’intelligence modulée de fureurs et de silence mystérieux ou l’écho de Marx résonnait et se perdait aussitôt dans une étrange désespérance. Je revois encore avec tendresse, et je suis sûr que ce mot lui déplairait, ses rouflaquettes énormes d’universitaire du Second Empire et les volutes épouvantables de ses cigarettes s’élançant en fumées toxiques, vers l’amiante friable de Jussieu. Mais je sentais que cette tonitruante fureur se perdait malheureusement en vain dans des querelles de clochers universitaires. J’en profitais pour me lancer dans un voyage d’étude en Amérique du sud, sur les traces d’Alexandre de Humboldt et de l’Eldorado. Ce voyage avait bien sûr plus à voir avec Joseph Conrad et Jack London qu’avec une quelconque ambition universitaire. Périple comme un chant de l’équipage, ou la désillusion de l’aventure donne la main à la sordide réalité... Menaces de mort à Cartagena, fuite à Medellin, arrêté par un commando de l’armée colombienne au milieu des puits de pétrole de Texaco... Que du normal sous ces latitudes... C’est l’écrivain colombien Alvaro Mutis à qui je racontais ces rocambolesques mésaventures qui s’exclama « Mais faîtes-en un roman ? ». La tentation est-elle née à cette époque ? C’est enfin Sarane Alexandrian, dernier grand témoin des surréalistes, écrivain et inclassable historien des idées, qui lut avec intérêt mon premier roman Falkenstein . Il me donna ma chance, avec d’autres, en publiant nos textes dans sa revue Supérieur Inconnu, faisant preuve d’une audace et d’un courage qui n’a finalement pas d’équivalent dans le monde littéraire français de la fin du XXe siècle. Il faut bien reconnaître que pour ceux de ma génération, le concept même d’existence ne pouvait passer que par les fourches caudines de l’adoubement médiatique. Mais cela, tant pis ou tant mieux, nous ne le savions pas encore... Trop jeune pour nous accrocher au train des années 1980, une étrange procession d’arrivistes et de cyniques prenait le large sans nous. Des mornes années 1990, je me souviens de mon départ pour Prague, et de l’insensé projet d’écrire là bas un ouvrage sur ce que j’appelais présomptueusement le cyberréalisme. Vivant dans un immeuble stalinien aux couloirs immenses ressemblant aux terrifiantes architectures de Blade Runner, je m’attelais à cette tâche impossible et épuisante. Il me reste un manuscrit étrange que je n’arrive cependant pas à détruire. La réalité était plus prosaïque pour ceux de ma génération, il nous fallait tout appendre par nous même, prendre le temps de répéter inlassablement les katas du classicisme et de la modernité. Forger son corps et son esprit à l’adversité d’une bataille future : un désert des Tartares, une attente inlassable. Nous étions sans le savoir les enfants perdus du siècle, rêvant à nos utopies et aventures extraordinaires, alors que le monde de nos années révolues allait s’avérer bien plus effroyable que nous ne pouvions l’imaginer. Je pense bien sûr à mon ami l’écrivain Pascal Guy et à « Mille collines », son incroyable roman picaresque sur le Rwanda. C’est à l’époque charnière du passage au XXIe siècle que ceux qui survécurent (mentalement ?) ont définitivement coupés le lien avec le mythe du XXe siècle. Avions-nous été bernés ? Il fallait bien se rendre à l’évidence, et creuser au delà de temps, chercher en amont et en aval notre propre singularité. Cette tentative, aussi désespérée soit elle, se transforma en roman, Falkenstein ou l’utopie de Garibaldi et celle de Louis II de Bavière se donnait la main par delà les siècles. On jugera sur pièces du caractère dérisoire d’un tout premier roman... C’est ainsi qu’est né ce désir d’invoquer d’autres muses pour dépasser le crépuscule de la littérature et tenter, à partir d’un minuscule point sur la carte, de dériver dans l’espace et le temps, passant indistinctement d’un jardin de Leeds à l’île d’Hokkaido pour se perdre et se retrouver dans un pays au delà de la forêt : le monde miroir.

5 commentaires:

saihtaM a dit…

Belle description des années 90 (entre autres), et que peut-être pour la première fois, il n'y avait ni classicisme ni modernité auxquelles se raccrocher.

Anonyme a dit…

C'est un plaisir de retrouver votre plume alerte, que j'avais déjà apprécier sur le site Antagonistic Arts.

Toujours aussi intéressant de vous lire.

Tristan Ranx a dit…

Je suis content de voir qu'antagonistic arts a laissé quelques souvenirs sur le web ! je pense écrire un post sur le sujet un de ces jours. la nostalgie camarade !

Anonyme a dit…

Je ne voudrez pas accaparez trop de ton temps, mais puisque tu (on peut, peut-être, se tutoyer sur la Toile Mondiale ?) as pris le temps de me répondre, je me souviens que tu avais commencé une histoire mettant en scène Zorro. As-tu complètement abandonné le projet ?

Tristan Ranx a dit…

Ah zorro ! c'est vrai... le projet est resté en suspens... je peux toujours ressortir mes vieux manuscrits. Il faut que je fouille... j'en ai un sur Dracula aussi... Zorro; justement je viens de relire le dernier chapitre de "Guillén Lombardo, le rebelle, "à l'origine de la légende de zorro ( l'inquisition au Mexique au XVIIe siècle) de Fabio Troncarelli. C'est un livre un peu trop décousu, et le rapport avec zorro est tiré par les cheveux ... Par contre le chapitre 11 sur les romans du mexicain Vincente Riva Palacio, et son personnage de Martin Garatuza dit " el zorro", semblent être une source sur laquelle s'est penché Jonhston McCulley pour façonner son personnage. A suivre...