Une palette de livres trône au centre de la minuscule galerie Mycroft. C’est « la dernière palette » une performance d’art anti-pilon imaginée par l’artiste Thierry Théolier en collaboration avec son frère Jean-Pierre, auteur du roman Résidence. Sauvés in extremis de l'épouvantable machine à pilonner, ces livres sont les survivants d’un système organisé d’anéantissement. Ce que l’on nomme aujourd’hui « pilon » était jadis désigné sous le nom d’autodafé, forme spectaculaire de la « censure ». Au moyen âge on brûlait les livres de sorcellerie, et les ouvrages n’ayant pas reçu l’imprimatur du Vatican. Les premiers à pratiquer les autodafés à grande échelle furent cependant les Chinois. Les Nazis, précurseurs de la société du spectacle moderne firent de l’autodafé un acte de propagande. N’oublions pas non plus les autodafés de la révolution culturelle maoïste, et les bureaucratiques formes de censure de l’empire soviétique et son archipel du goulag réservé aux écrivains suspects. Bref, l’histoire du pilon aura survécu à tous les humanismes et à toutes les barbaries pour devenir la clé de voûte du système de l’édition... Sans entrer dans les détails, l’industrie du livre produit plus de cadavres que de livres... C’est super Phénix au pays de Jean de La fontaine, un monde de vaches folles et d’autodafés en fusion fonctionnant en mode pyramidal, et en offrandes votives dédiées à quelques demi-dieux ou surhommes des lettres. Sauver « résidence » c’était métaphoriquement libérer des condamnés à mort. Je veux citer cette phrase extraite du livre de David Rousset ancien déporté qui écrivait en 1945 dans « l’Univers concentrationnaire » (Editions du Pavois) « L’univers concentrationnaire se referme sur lui-même. Il continue maintenant à vivre dans le monde comme un astre mort chargé de cadavres. ». On ne peut que trembler devant l’acuité de cet auteur qui comprend dès août 1945 que la fin de la guerre n’est qu’un faux semblant « les galeries Lafayette d’une cour des miracles » et que les processus de l’univers concentrationnaires sont autour de nous dilués dans la bureaucratie kafkaïenne et l’ordre sécuritaire... Dernièrement, lors d’un vernissage au Pavillon de l’Arsenal sur l’aménagement de la gare d’Austerlitz, un faisceau de jeunes diplômés d’architecture me demande si je m’intéresse aux gares ? :
-Je n’aime pas les gares modernes dis-je
- Comment ça ?
-J’aime les endroits accueillants, et les gares sont désormais tout ce qu’on veut, sauf accueillantes...
- C’est pour des raisons de sécurité et de contrôle des flux, me dit sans broncher le jeune architecte fier de sa réponse, sans penser une seule seconde qu’Albert Speer, l’architecte d’Hitler, aurait répondu la même chose.
- Ce que je dis, c’est que personnellement je n’aime pas les endroits désagréables.
-Une gare ne doit pas être accueillante, affirme t-il sur un ton définitif.
- Ah oui, comme la gare d’Auschwitz...
Silence embarrassé. Je lui évite une réponse impossible en allant reprendre du champagne.
Nous vivons ainsi dans un monde de faux-semblants ou les livres rangés sur les rayons ne sont que l’ombre d’un vaste cimetière peuplé de nécrophages, un monde ou les gares sont les intestins d’une machine capable de broyer l’humain dans ses mâchoires éternelles. Et ces hommes de pouvoir qui veulent soudain « sauver la terre » alors qu’ils sont incapables de résoudre le problème du chômage et de la pauvreté. Poudre aux yeux ubuesque. En exergue de son livre, le déporté David Rousset soulignait l’absurdité du monde par un extrait d’Alfred Jarry , ainsi que cette phrase épouvantable :
« Il existe une ordonnance Goering qui protège les grenouilles »
Ubu-dieu existe, et il veut sauver les grenouilles ou la couche d’ozone, mais ce Moloch n’aura pas un regard pour vous :
« (...) La mode est verte. Un homme, les mains liées, agenouillés sur une barre de fer qui pénètre lentement, inexorablement, dans la peau, la face ruisselante de sueur, les yeux exorbités sur un phare implacable, immobile, qui le fixe des heures d’éternité, brûle les paupières, vide le cerveau et l’habite de peurs démentes et de désirs comme des soifs inétanchées : le sort du concentrationnaire. » ( David Rousset)
« La dernière palette » avec ses livres de couleur jaune apparait donc comme un baroud d’honneur au nom du dernier homme, de la dernière cigarette, du dernier verre, du dernier ami et du premier amour. Est-ce un Radeau de la Méduse sur lequel les cannibales de l’Apocalypse s’entre-dévoreront un jour ? Pour l’instant il reste encore des chips et du vin et chacun tourne autour de la dernière « résidence » comme autour d’un feu de Bengale.
Je reconnais quelques têtes d’autres me sont inconnues. Gamin Rary mange un Kebab en parlant de Romain Gary ; les bornes velib servent de tabourets pendant qu’Etienne de Mycroft, le dernier mécène, fait le tour de son domaine. Chic Type, l’homme qui à fait un film sur le clochard du bar le Baron, veut absolument faire une vidéo de moi avec son téléphone. Je lâche quelques drôleries sur notre projet Perspective In Flight. Faire voler l’art. Faire de l’éclat de rire. Inventer le « Ready-fly » après les « Ready Made » de Marcel Duchamp. Par delà les décombres du Guernica de Picasso, et contre lui et son génie castrateur, nous voulons retrouver l’art comme une libération. Un art du rire qui s’élève vers le ciel, afin de transformer chaque moment de l’existence en jouissance créatrice et libération d’énergie au cours de dérives verticales entre le jeu, la danse, la godaille, les rixes et la farce. Rien de plus simple, apparemment... Mais à l’heure des Désespérés et de l’Empire du spleen sans idéal, on court le risque de l’incompréhension : pourquoi rire quand nous allons mourir, pourquoi rire quand il n’y plus d’espoir ? Je pourrais citer et opposer à l'impuissance, le film « Runaway train » comme métaphysique de la liberté, l’Espoir de Malraux, mais aussi l’extraordinaire optimisme de David Rousset :
« prise de conscience dynamique de la puissance et de la beauté du fait de vivre, en soi, brutal, entièrement dépouillé de toutes les superstructures, de vivre même au travers des pires effondrements ou des plus graves reculs. »
Le baron Mycroft ferme la boutique et il est temps de se regrouper dans un troquet formica de la rue Oberkampf. J’aperçois Jean-Pierre Théolier l’auteur de Résidence et je lui fait remarquer qu’il est intéressant que son roman commence par une citation de Marcel Schwob sur « la croisade des enfants ». Il me recommande de lire Chesterton et son livre sur Saint François. Au moment où je vous parle... Je viens juste de retrouver une note sur Saint François dans un de mes petits cahiers « Pour Hermann Hess, Saint François est le patron des bruants et des lièvres fauves des champs. Saint François est aussi le Saint des Loups. »
Je demande à J-P Theolier s’il connait la croisade des enfants de Muck Lamberti, telle que je l’avais déjà abordée dans un post de nanochévik :
« Le roman de Hesse est inspiré par le voyage de la neue schar , un groupe de jeunes gens dirigé par Friederich Muck-Lamberty (le Messie de Thuringe), qui traversaient la Thuringe en 1920. Muck-Lamberty était un disciple de Gräser ( le prophète aux pieds nus). Les membres de la neue schar portaient des bannières avec des slogans de Gusto Gräser d'ou cette couverture originale du "Voyage en Orient" de 1932 avec un homme escaladant un escalier avec un drapeau... »
Escalader. Monter. S’envoler. Perspective in Flight.
Jean-Pierre Theolier, désireux de retrouver ses potes, me demande de continuer cette conversation par mail. Je passe illico à une conversation sur la beauté des prostituées oranaises avec un certain Larsen. Chic Type, réincarnation d’Alphonse Boudard ( L’âge d’or des maisons closes – Albin Michel), et lui aussi partisan de la réouverture des bordels, filme la scène.
- C’est pas cher ! dit Larsen.
3 commentaires:
costaud le post ...
ca m'éveille le souvenir vague d'un livre auquel je me suis cogné: "Moyens sans fins" de Giorggio Agamben .Aïe
hier j ai vu sipder man, le film, il plane bien l'asticot,
a quand un perspective in flight avec des oeuvres qui escaladent les façades???
comme dans la pub pour les vitamines?
très confortables, les bornes de vélib libres.
c'était quoi le livre à lire après Robert d'Artois? me souviens plus.
G.R.
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