Je me promenais sur le boulevard Saint Germain. Mon idée était de me rendre au café des deux magots, afin d’y enquêter sur le mystérieux écrivain Emil Szittya qui y travailla après la seconde guerre mondiale. Sur mon chemin, au niveau du 217, la maison de l’Amérique Latine, pour être précis, j’aperçois une petite foule d’endimanchés du mercredi, qui s’engouffre allègrement vers le vestibule. Mu par un désir de me fondre dans la foule en liesse je m’avance confiant avant d’être stoppé net par un individu extraordinaire, vêtu d’une vénérable queue de pie, d’un gilet de couleur porte de prison, certainement de chaussettes noires et d’un invraisemblable collier en or constitué d’un assemblage de petit carrés assez moches, mais qui en imposent au tout venant. J’ai affaire à l’élite de la corporation des huissiers, un gardien du seuil, un charron républicain. L’homme est un roc, un colosse de raison, un chevalier du Ni-Ni, un commandeur terrifiant. Barbare des confins, ma belle prestance s’écrase contre le Lime, la ligne Maginot, et la ligne Siegfried qui enserre l’hôtel particulier. Je vacille, je recule. Je n’ai aucun lapin à sacrifier aux dieux des forets, pas même une Rolex à balancer à un gros dieu chinois... Je poursuis alors mon chemin d’un vigoureux pas de gymnastique, confiant, déjà amnésique, lorsque soudain, en face de moi, d’un égal pas de gymnastique, mais du style Colombo en imper, le Clou, en personne, qui s’avance en une chorégraphie ou deux vies se télescopent. Je ne sais quel dieu j’ai invoqué, peut être Crom, le dieu des Cimmériens, mais en tout cas, Dieu soit loué ! Moi qui suis d’un naturel plutôt réservé, miracle, je me précipite sans vergogne sur le Clou, comme de la vérole sur le bas clergé.
- Bonjour le Clou !- Bonjour ? ( il me sers la main) Je vous connais ?
- Je vous ai vu au Zenith...dis-je
- Au Zenith... Modem !
- Oui Modem, c’est ça.
- C’est formidable
- Epatant n’est-ce pas ? Je dois vous avouer que vous étiez le plus incisif !
- Vous pensez ?
- Affirmatif. Vous avez bien enfoncé le clou avec votre métaphore sur la traversée du désert et l’oasis.
- C’est vrai, ça a bien marché.
- Il y avait aussi cette phrase sur un parti de notables...
- Ah oui « vous étiez un parti de notables, vous êtes un mouvement populaire ! »
- Formidable. Au fait, vous allez au Canard Enchaîné ?
- Oui
- Je peux venir avec vous ?
- Aucun problème, je vous fais rentrer.
Nous nous dirigeons en duplex d’un élastique pas de gymnastique sous les regards interrogateurs de cravates élimées.
- Je vous fais rentrer, me dit le Clou, mais une fois à l’intérieur, je ne m’occupe pas de vous.
- N’ayez aucun problème pour ça !
Nous voilà dans la place. Le commandeur me regarde d’un œil torve. Je ricane sous cape. Non le Clou n’a pas d’invitation...
- Je suis sur la liste, dit-il
Le préposé à la liste à un petit carnet informe écrit au stylo ( au canard enchaîné on ne laisse pas de traces informatiques sur les invités).
- Je m’appelle Le Clou
- Oui je sais...
Le préposé serait-il impertinent ?
- Je ne vous trouve pas dans la liste !
L'huissier commandeur au collier d'or intervient en me désignant.
-J'ai déjà vu ce monsieur, je ne l'ai pas laissé entrer !
-Mais bien sûr que vous l'avez vu, puisqu'il m'attendait ! rétorque le Clou jetant des regards de feu vers l’huissier. Ah ! C’est fâcheux si vous ne me trouvez pas sur la liste ! ajoute il d’une grosse voix. Alors qu’est-ce que je fais ? je m’en vais ou je rentre ?
Esclandre.
Le Clou est magnifique. Un acteur né. Un prince des passes murailles.
- Rajoutez-moi sur la liste... X2, s’il vous plaît ! ce Monsieur est avec moi, dit-il au préposé en me désignant. Ce dernier s’exécute illico devant le charisme fou du Clou.
Quel homme remarquable. Il n’oublie pas ses amis, même les éphémères. Quel exemple !
Par Crom ! Me voici à l’intérieur, récompensé de mon éprouvante mission au Zenith. Il faut savoir sortir des sentiers battus, du Zénith au Canard il n’y avait qu’un pas... Finalement ce n’est pas plus difficile que de traverser le pont des arts... Vous ne trouvez pas ?
Une fois à l’intérieur, me voici dans un une sorte d’appartement digne des liaisons dangereuses, mais avec une foule de bal des pompiers. Après avoir erré de salons en salon poussé par la houle humaine, j’attrape une flûte de champagne, et je musarde de long en large comme un péripatéticien de la Grèce antique, l’ouzo en moins.
C’est alors que je tombe sur le Saint Graal... Suis-je un initié, un chevalier à la gloire secrète ? Il est là, devant moi, pour de vrai, monstrueux, granitique, vert comme l’émeraude tombée du front de Lucifer. C’est une Fourme d’Ambert d’essence divine, le secret des Cathares posé au milieu des misérables fromageons. Cette Fourme de Parsifal a la dureté des roches de Brocéliande. Il faut la pourfendre à la hache, pour produire quelques éclats. Deux elfes aux bures blanches s’acharnent sur la pierre. On dit que le saint Graal contient le sang du Christ et comme par magie, sur ma droite, un verre de Mouton Cadet m’attend. Ce Graal est une hostie fromagère, elle se mange, dégageant un parfum de mythes et de légendes, de mousses et de fougères, ainsi que des accents minéraux venus des montagnes karstiques des âges anciens.
Les Chinois mangent de la corne de Rhinocéros, des couilles de taureaux et des gonades de Tigres pour rechercher la vie éternellement priapique, les conquistadors partirent jadis à la recherche de la fontaine de jouvence dans les terres séminoles de Floride. Tous sont morts, déçus, vieillards abandonnés, gouverneurs embastillés, aventuriers écorché vifs sur un lit de plantes urticantes à base de poison ivy...
Il m’a fallut faire un voyage de 30 ans pour mettre la main sur le Graal, cette Fourme d’Ambert magique, gardée par un commandeur au collier d’or. La voie du Clou fut la voie du Graal. Mais tout ceci n’est déjà plus qu’un souvenir. Suis-je le seul à l’avoir vu le Saint Graal ? Je sais pourtant qu’il ne reviendra plus... Alors, en sifflant sur un air de Boris Vian, je m’en vais sur le boulevard de Saturne :
« je ne voudrais pas crever sans voir les chiens noirs du Mexique, qui dorment sans rêver, les singes à culs nus, dévoreurs de tropiques. »
Nonchalamment, avec un morceau de Graal coincé entre les dents, je traverse à nouveau le pont des arts sous le soleil couchant.