Voici un extrait du chapitre II du roman " sans titre" sur lequel je suis en train de travailler. Le roman couvre une période allant de 1913 à 1921. Le premier chapitre décrit les combats livrés dans le massif de l'Argonne en 1915, par les Garibaldiens du 4ème Régiment de Marche du 1er Etranger, contre les troupes du Kronprinz. Le second chapitre tente de retracer la vie parisienne de 1915 et principalement le rôle des futuristes en France jusqu'à l'entrée officielle de l'Italie dans la guerre. Le bouillonnement intellectuel et festif de cette époque n'a pas d'équivalent, et vous noterez peut être avec "effroi" comment l'idée de la guerre s'était immiscée dans les esprits les plus brillants de l'époque. Il faut cependant remettre ce sentiment belliqueux dans son contexte car la plupart des artistes comme Cendrars, Apollinaire ou Marinetti, pensaient réellement que la guerre allait déboucher sur une nouvelle société. La première guerre mondiale, vue sous cet angle, est d'abord une terrifiante utopie. On pense bien sûr, aux Pâques sanglantes de 1916 en Irlande, à la révolution russe de 1917, ou aux derniers flibustiers de l'Adriatique.
Ce texte n'étant qu'une première version, un travail au burin, je m'excuse d'avance pour les imperfections du granit.
Je quittais l’hôpital le 10 avril 1915. Ma vue s’était rétablie mais je devais encore souffrir de violents maux de tête. Ma mémoire semblait se reconstituer par morceaux, comme un gigantesque puzzle dont je n’arrivais pas encore à déterminer l’agencement avant l’année 1914. Le Poète m’avait laissé un cahier dans lequel j’avais tenté d’écrire les souvenirs de mes combats de l’Argonne.
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Lors de mon séjour à Paris, je suis descendu à l’hôtel des Ecoles, rue Delambre dans le quartier de Montparnasse. En me promenant du côté du jardin du Luxembourg, je m’arrêtais devant les petits éventaires des marchands de jouet dont les dais étaient adossés aux grilles. On y proposait toutes sortes de ballons, jeux de volants, cerceaux et cordes à sauter. On y vendait aussi des figurines en bois représentant des soldats belliqueux ainsi que des petits fusils à bouchon qui faisaient fureur en cette première année de guerre. Qui sait encore, de nos jours, que Georges Méliès, le génie français de l’art cinématographique, pauvre et oublié de tous, termina sa vie comme marchand de jouet avec sa femme Jehanne D’Alcy, la première vedette du cinéma ? J’achetais en son souvenir une petite lanterne magique qui projetait une histoire sur la conquête des étoiles.
Après le choc de la bataille de la Marne, la vie parisienne avait repris de plus belle. Les cafés étaient pleins de monde et les cabarets lançaient des revues patriotico-sentimentales dont le héros était le Grand Général, c’est-à-dire Joffre lui-même transformé en personnage d’Offenbach. Les chansons populaires tournant en ridicule les Boches, faisaient fureur dans la capitale française. Les journaux n’étaient pas en reste mais c’est surtout l’Italie qui était à l’honneur avec les gros titres sur les « enfants de Machiavel » accompagnés de cette mystérieuse interrogation « Que fera l’Italie ? ».
Je dérivais alors dans Paris, de cinéma en cinéma, et de café en café, depuis la Closerie des Lilas, fréquentée par des poètes et des écrivains français, jusqu’au Dôme, repaire de la bohème internationale et principalement scandinave de l’Académie Matisse, mais aussi très couru par les peintres de la rue de la Boétie. C’est cependant au Bal Bullier, au 31 boulevard de l’Observatoire, en face de la Closerie, que je retrouvais mes compatriotes italiens et notamment la plupart des futuristes. Garde rapprochée du peintre Severini, les futuristes parisiens portaient des vêtements « simultanéistes anti-neutralistes », principalement des gilets faits de patchworks géométriques et multicolores réalisés par les époux Delaunay. L’endroit était populaire pour ses grisettes et pour son chansonnier qui s’égosillait chaque soir sur son ridicule refrain :
Quand l’Italia va marcher
Avec les alleàata ?...
A la Pacà, ou Trinità,
Pacà, ou Trinità
Les Futuristes tels des dandys voyous, arboraient chacun un « oeil au beurre noir » récolté dans les tournées de théâtre futuriste interventionniste qui se terminaient inévitablement en rixe, considérée comme un moyen de communication très populaire, atechnique-dynamique-simulatané-autonome-irréel. Leur idole était d’ailleurs un boxeur noir américain du nom de Jack Johnson qui dansait le tango sous les arcades à caissons du bal Bullier. Ce formidable boxeur avait fuit son pays pour échapper aux lois sur la prostitution, le Mann Act qui interdisait la libre circulation des prostituées entre deux Etats. Il avait ainsi été condamné à un an de prison pour avoir arraché sa maîtresse blanche d'un bordel et l'avoir épousé. Il avait fuit son pays et était arrivé en France avec une cinquantaine de malles et une volonté féroce de faire la fête sans être inquiété par les lois racistes. « Jack Johnson est le prototype de l’homme moderne, m’affirma Luigi, jeune futuriste qui parlait dans un jargon marinettien : « Jack Johnson est l’homme+mouvement, sans passé, toujours dans le présent. Danser+boxer+danser+boxer. Touten lui n’est que « timing », rythmes, observation, fulgurance du mouvement propice = Kairos. »
J’allais de temps en temps boire des choppes de bière au café du Croissant, rue Montmartre, à deux pas du journal l’Humanité, ce même café ou Jean Jaurès avait été abattu par Raoul Villain le 31 juillet 1914. « C’est la guerre, ils ont tué Jaurès ! » tel avait été le cri du peuple de Paris qui ne s’était pas trompé, ni sur l’avenir, ni sur son désir inavoué : celui de s’affranchir de Jaurès, dernier rempart humaniste. Jaurès mort, le peuple était enfin libre de sombrer dans la barbarie moderne et de partir pour la « Der des der ! », la fleur au fusil, et le couteau de l’égorgeur entre les dents. Le lendemain du coup de révolver fatal, le premier août 1914, le gouvernement ordonnait la mobilisation générale.
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Pendant que les hommes de troupes piétinaient dans la boue des tranchées, les futuristes, boxeurs, peintres et écrivains dansaient frénétiquement au Bal Bullier. Plus rien n’avait d’importance, débarrassé du carcan moraliste de l’ancien monde, hommes et femmes laissaient libre cours à leurs désirs les plus fous. Des inconnues aimaient brièvement des inconnus sous les portes cochères. Les femmes mûres étaient enlacées par des hommes trop jeunes pour mourir. Des jeunes filles, échappant à la vigilance de leurs mères, embrassaient des hommes qui auraient pu être leurs pères. Le champagne coulait à flot. On le buvait jusqu’à la lie. Les futuristes avaient raison, il fallait adorer la vitesse comme une déesse, plonger tête baissée vers le futur et chevaucher la grande machine du monde moderne.
Le jeune caporal Blaise Cendrars, poète et engagé volontaire dans la légion étrangère, se rendait souvent au bal Bullier lors de ses permissions. Lui-même faisait partie des premiers interventionnistes européens et il avait lancé un appel à tous ses amis artistes étrangers dans sa revue « les Hommes Nouveaux »...
« L’heure est grave. Tout homme digne de ce nom doit aujourd’hui agir… ». Apollinaire avait répondu à l'appel. D’origine polonaise par sa mère, et né en Italie de père italien, il avait été élevé à Monaco et en Allemagne. Comme
Cendrars, il désirait devenir un citoyen français. Mais il y avait aussi un sentiment diffus, une sorte de désir non-dit, presque coupable de se confronter à la guerre, une entité monstrueuse qui dépassait l’homme par sa grandiose fureur. Ainsi, l’auteur des Pâques à New York et celui de l’Hérésiarque, se voyaient tels des
Arioste modernes jonglant avec des balles remplies de 50 kilos de mélinite. Sacrifice, suicide, folie, instinct de mort ?
Nous nous doutions cependant que le nationalisme imbécile ne survivrait pas à une seule nuit de canonnade. Si nous ne voulions pas mourir comme de vulgaires poulets patriotiques nous devions déjà penser à l’après-guerre. Demain, les Futuristes italiens iront eux aussi se battre dans les tranchées labyrinthiques de la guerre de position, ils s’envoleront dans leurs aéroplanes et glisseront sur les océans avec leurs navires de guerre. Ils le savent, et ils le désirent, car ces lèvres rouges qu’ils baisent avec envie, n’est qu’un avant-goût du futur. Les futuristes sont plus dangereux que la guerre elle-même, leur arme est la fête, la dérision et la volonté. Il suffira seulement de mélanger les bulles de champagne avec les éclats de grenades pour que le vieux monde explose.
Au milieu de la piste Jack Johnson vient d’étaler un individu d’un unique coup de poing. Il s’empare de la compagne du malheureux et se lance dans une valse électrique en sautant par-dessus le corps inanimé.
- Ça c’est du futurisme, s’exclama Luigi. Dansons sur le passé !
En Italie, la campagne « interventionniste » en faveur d’une entrée en guerre de l’Italie aux côtés de la France, était orchestrée par F .T. Marinetti, le fondateur du mouvement futuriste, qui avait réussi à fédérer dans le même camp, les garibaldiens, les socialistes, et les anarcho-syndicalistes. Il s'était lancé à corps perdu dans les batailles futuristes, se lançant à l'assaut des conservatoires de musique, ou en envahissant l'université de Bologne pour donner des cours de futurisme. Après quatre jours de fronde estudiantine, le gouvernement conservateur faisait arrêter Marinetti afin de briser le mouvement interventionniste. Pourtant, de jour en jour, la contestation prenait de l’ampleur et faisait vaciller les certitudes de neutralité du gouvernement de Nitti. F.T Marinetti avait ainsi collaboré avec la revue syndicaliste Demolizione, d’inspiration extrémiste de gauche et sorélienne, afin de s’adresser directement à la classe ouvrière en donnant des conférences à la Bourse du Travail de Naples, ou au Cercle socialiste de Milan. La violence était ainsi considérée par une grande partie de la gauche italienne comme une force de progrès qui trouvait son application dans le slogan futuriste de « la gifle et le coup de poing », prémices d’une véritable révolution sociale. Marinetti publia ensuite le manifeste « Nos ennemis communs » ou il envisageait l’union des artistes, prolétaires de la culture, avec le prolétariat du travail. Les ennemis de classe était désignés et il fallait désormais s’attaquer aux racines du passéisme tels que le « cléricalisme, affairisme, moralisme, académisme, pédantisme, pacifisme et médiocrisme ». Ainsi, pour les futuristes, la guerre était vue comme la mise au point sanglante et nécessaire de la force d’un peuple. Cette guerre devait être le coup de grâce de l’ancien régime. C'était un pari risqué et désespéré qui explique en partie la fougue et le désir festif de tous ces jeunes artistes et intellectuels dont beaucoup pressentaient qu'ils n'en reviendraient jamais vivants.
La France était le champ de bataille des interventionnistes italiens qui y organisaient des soirées futuristes dans des théâtres ou le public était aimablement convié à répondre aux arguments et provocations des conférenciers par l’insulte et la violence. Les futuristes chantaient l’amour de la machine, de la vitesse, du danger, la lutte, la révolte et l’audace, la guerre, "le geste destructeur des anarchistes, les belles idées qui tuent, et le mépris de la femme ».
J’assistais un soir à une représentation de théâtre synthétique.
Les invectives fusaient dans la salle.
-Le mépris de la femme ? C’est bien la seule chose que j’aime chez vous ! répondit un opposant.
-Détrompe-toi bourgeois, c’est le mépris de TA femme que nous chantons. La femme molle. Le sentimentalisme à l’Allemande. Le romantisme de théâtre. Le clair de Lune sur tes histoires de grenouilles de bénitiers.
-Mort au clair de Lune ! Le cri s’éleva depuis un groupe de jeunes anarchistes.
-Vive la femme Futuriste ! criait Valentine de Saint Point affublée d'un gigantesque chapeau et accompagnée de suffragettes.
Ils s’attaquaient ainsi à la morale bourgeoise et aux bons sentiments tout en poussant la provocation jusqu’à prôner la destruction des musées et des bibliothèques.
Dans les travées la foule hurlait sa rage, et insultait les conférenciers. Une pluie de projectiles composée de tomates pourries tombait sur les futuristes, qui les évitaient par bonds successifs.
-Nous nous entraînons à éviter les grenades hurla Luigi.
Imperturbable, vêtu d’un frac, F.T. Marinetti, moustache en avant comme deux paratonnerres, s’avançait avec audace au-devant de la mitraille en récitant un poème, levant un doigt inquisiteur vers la foule. Pendant que Marinetti déclamait ses mots en liberté, j'ai ressenti comme la présence d'un aéroplane invisible qui survolait l'assemblée dans un bruit d'hélice et de rafales de vents. Les peintures futuristes placées sur des grands tréteaux servaient de redoutes à de jeunes futuristes qui renvoyaient les projectiles sur le public. Un homme pris de fureur se jeta sur un spectateur pour lui enlever ses chaussures. Le fou furieux lança une bottine qui frappa un futuriste en plein visage. L’homme s’écroula dans une mare de sang. Ce fût le signal de la bataille et la moitié de la salle composée de sympathisants se lança à l’attaque, tandis qu’un groupe de musiciens avec des cuivres et des percussions, inondait la salle d’une musique assourdissante. Les futuristes descendaient dans l'orchestre pour en venir aux mains. La boxe futuriste faisait toujours partie du spectacle. Marinetti était un véritable virtuose de l'esquive et de la volte. Il tournait sur lui même comme un matador en frac, un bras levé, esquivant les solides horions qui tombaient lamentablement dans le vide. Mais lorsqu'il se fendait comme à l'escrime, il touchait dans le mille, dans le nez ou l'estomac. Ses estocades étaient souvent décisives car il frappait dur, comme un piston d'acier. Lorsque la police pénétra dans le théâtre, ce fût un sauve qui peut général vers les cabarets les plus proches ou les valeureux pugilistes pouvaient se soûler sans compter jusqu'au petit matin.
Par ordre officieux du Tigre, chef du gouvernement français et anarchiste dans sa jeunesse, les futuristes étaient tolérés en France pour leurs positions en faveur de la guerre et la police intervenait toujours mollement pour réprimer les rixes et les désordres potaches de ces étranges trublions.
Le Poète, exilé à Arcachon, avait lui aussi rejoint le parti de la guerre. Par ses articles publiés dans de nombreux journaux, il évoquait la guerre comme une épreuve de la civilisation, un acte à la fois héroïque et mystique pour retrouver la noblesse antique. Il s’en prenait à ces vieillards fourbes et ineptes, qui gouvernaient l’Italie, depuis un commissariat et une épicerie de village. À la fois contradictoires et complémentaires, les visions prophétiques du Poète et celle de Marinetti, s’unissaient dans un désir d’action et de changement.
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Le 3 mai 1915, je prenais le train pour Rome avec le Poète, accompagné de Peppino et Riccioti Garibaldi. Le 5 mai, nous étions à Gène pour l’inauguration du monument de Quarto ou le Poète en costume beige, monté sur un banc prononça son Orazione per la sagra dei Mille, devant un parterre estival de monsieurs élégants, têtes nues et canotiers à la main.
- Oui je sais Cellini, tout ceci est une farce, me dit le Poète en aparté, il n’y aura pas deux mille chemises rouges débarquant dans le port pour déclancher une révolution et marcher sur Rome... Cela n’a plus de sens de toute façon car le gouvernement italien à signé un pacte secret à Londres le 26 avril dernier pour l’entrée en guerre de l’Italie. Les interventionnistes ont gagné. La guerre nous attend ! Regardez la majestueuse chaîne des Alpes Cellini, voici notre nouveau champs de bataille. N’est-ce pas magnifique ?
2 commentaires:
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